Pourquoi nous ne sommes pas réactionnaires
Garde-toi de dire : ‘Comment se fait-il qu’autrefois, les choses allaient mieux qu’aujourd’hui?’ Car ce n’est pas la sagesse qui te dicte une telle question. Ecclésiaste, 7:10
La vision réactionnaire du réel n’est pas plus féconde que les mythes haineux de la Gauche contemporaine — néo-racisme, genderisme, écologisme. Voici pourquoi.
1/ Le passé des réactionnaires est mort
Sans doute la civilisation réside-t-elle dans ses pérennités, constances et traditions, au sens de Edmund Burke, autant que dans ses novations. Oui, la respiration de la civilisation occidentale est semée d’embruns médiévaux, grecs, romains, chrétiens et juifs (Philippe Nemo). Mais une époque n’est pas l’autre ; elle ne peut l’être et jamais ne le sera. Le passé est mort. S’il survit en nous, comme nous cultivons la mémoire de nos pères, on ne le ressuscite in extenso que par des rêves malsains et stériles, peuplés de zombies.
Car, une époque est traversée par des forces — humaines, climatiques, technologiques — dont le faisceau non seulement lui est propre mais la définit dans sa spécificité. Ne prenons que l’exemple de la technique. Le grand siècle — comme disaient les Français à l’époque où il se figuraient que leur point de vue était mondial — celui du quatorzième Louis, est aussi défini, au sens ontologique, par l’état de sa médecine. Comment ! On voudrait expliquer, circonscrire et connaître le siècle doré en faisant abstraction de ses médecins foutraques, de sa médecine chamanique et de leurs ‘humeurs’, quand tout se résolvait en abondantes ‘saignées’ ? Rendra-t-on compte de l’époque en ignorant la mortalité, alors qu’un enfant sur deux trépassait avant quinze ans ? ‘Plus le bouc pue, plus la chèvre l’aime.’ Telle était la conception de l’hygiène que se faisait le siècle aux grands airs.
Dans son caractère unique, froissé de mille spécificités, dont l’idée même de les reproduire ferait sourire un enfant, aucune époque de la grande histoire des hommes n’a jamais été ni ne sera jamais réinventée comme on rouvre le plateau du Monopoly pour une partie. La réaction est un songe-creux.
2/ Le passé des réactionnaires n’a jamais existé
Mais le réactionnaire ne veut pas revenir à l’époque entière. Ce qu’il souhaite, c’est renouer avec les succès (ou travers) qui lui conviennent, gommant, effaçant, niant tout ce qui le débecte. Quand les forces de la réaction célébraient, en France, le siècle du roi lumineux, s’en fabriquant une image grandiose, elles avaient soin d’en chasser le bouc. Quand Hannah Arendt s’enamoure de la conception grecque antique du travail (horreur) et du loisir (bonheur), elle omet soigneusement de rappeler qu’à Athènes comme à Sparte il y avait dix esclaves pour un homme libre. Cette façon qu’avaient les vertueux Spartiates de s’arroger le droit, chaque année, de massacrer des Hilotes (esclaves) pour le plaisir, sans aucun motif, sinon celui de ‘garder la main’ et leur rappeler leur statut, tout cela vous a pourtant un fumet de ‘banalité du mal’, n’est-ce pas ? On ne peut célébrer le Spartiate et l’Athénien libre, tendre à revenir à leur mode de vie et leur statut, que si l’on englobe dans cette tension, la dégradation de neuf-dixième de nos populations vers l’esclavage le plus abject.
C’est un hommage au temps qui passe — à l’exceptionnalité radicale de chaque époque — que la tendance des réactionnaires, de toutes les époques, de ne jamais célébrer qu’une fraction, un fragment et comme un parfum, des temps révolus. Parce que ces temps, précisément, sont révolus et que la célébration de l’esclavage ou du bouc qui pue, non, vraiment, cela n’est plus possible !
Le passé du réactionnaire est un mirage, une illusion, un fantasme, un mensonge, une réinvention poétique. Y tendre revient à embrasser le néant, comme on cherche à retourner dans un rêve, après s’être éveillé.
3/ Le réactionnaire est un ‘serial loser’
Pire qu’un perdant, le réactionnaire est un perdant qui ne prétend pas gagner. Qui n’entre pas dans la partie réelle, se contentant de phraser en marge du ‘real game’. J’hésite à citer des noms. J’ose. Quand des auteurs tels Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, Alain de Benoist ou, dans un registre plus modeste et ‘people’, Natacha Polony, Eugénie Bastié ou Mathieu Bock-Côté serinent à longueur de colonnes répétitives leur détestation du présent, pour célébrer en contrepoint le passé français, plus exactement l’image d’Épinal qu’ils s’en font, comment ne pas percevoir l’extrême stérilité de la démarche ? Essentiellement plaintif, le réactionnaire n’a rien à proposer. Pensez-vous ! C’est toute l’époque qui doit être remisée, brisée, frappée de caducité. Pour faire renaître (choisir en fonction de vos affinités) le grand siècle/le temps de Charles Peguy/le pays de mon enfance/la France de de Gaulle, mon vieux ! Bref, avant. Parce qu’avant, c’était mieux (cri de ralliement des réactionnaires à travers les âges : déjà, Caton !) L’œuvre du réactionnaire est un cri, une complainte, un long et interminable feulement.
Même si le réactionnaire était cohérent et consentait à reprendre le bouc, avec le Roi-Soleil, et dix esclaves, en soutien de son Athénien fantasmé, il ne le pourrait pas : on ne recrée pas l’Attique de Thucydide, ni l’ultra-dominance gallique. A fortiori en est-il de sa vision tronquée, hors-sol, d’un monde qui n’a jamais existé. Le passé du réactionnaire est comme une photo de famille qu’on contemple, les larmes aux yeux, après en avoir soigneusement découpé les ancêtres qu’on déteste.
4/ Les réactionnaires ne sont pas réactionnaires
Je ne connais aucun réactionnaire qui, son enfant malade, le confierait aux Diafoirus de Molière plutôt qu’à la science et la technique médicales du XXIème siècle. Peut-être suis mal renseigné. Peut-être mes recherches ne sont-elles pas assez poussées. Mais je n’ai jamais rencontré un réactionnaire à qui, taquin, j’ai posé cette question qui m’ait répondu : le Bouc ! A-t-on jamais vu des idéologues écologistes — les plus fervents réactionnaires de notre temps, vouant la technè aux gémonies, préconisant le retour à la nature pure et sans entrave, Gaïa ! — s’empresser à la rencontre d’un ouragan, d’un tsunami, d’un virus, du gel, d’un grizzli ou de l’un ces mille figures et legs par lesquels la nature, des millénaires, des dizaines de millénaires durant, s’est attachée à écraser, déchirer, dissoudre et pulvériser l’espiègle créature humaine ?
On n’est jamais réactionnaire qu’en vaines et stériles paroles.
Octobre 2022