Le Moi-Soleil

Drieu Godefridi
14 min readDec 30, 2021

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Sommaire

Civilisation des hiérarchies

Les idéologies du XXème siècle

Les idéologies du XXIème siècle

La crise de la représentation

Le Moi-Soleil a rendez-vous avec le Soleil

Qu’ont en commun le « woke » qui considère ses émotions comme des arguments — « Tu m’offenses ! Tais-toi ! » — et l’ « antivaxx » — 20% des Américains se définissent comme tels, la proportion est sensiblement identique dans les pays européens germaniques — qui exige que l’on respecte son opinion, même contrefactuelle, même basée sur des arguments démontrés faux, car telle est sa souveraine opinion et on a quand même le droit d’avoir une opinion ?!

De prime abord, pas grand-chose, surtout que le « woke » soutient des idées fort à gauche, tandis que l’ « antivaxx » se recrute souvent parmi les populations les plus à « droite » du spectre politique !

Pourtant, à y regarder de près, on assiste dans les deux cas à la même radicalisation du Moi, ce moi qui ne souffre plus guère la contradiction, que ce soit au nom de ses émotions ou de ses opinions.

Tenter d’argumenter avec un militant « woke » qui s’exprime par cris et chuchotements n’a guère de sens. Quand ce militant a décidé que votre présence dans son « safe space », même silencieuse, même passive, lui est insupportable, sa réaction ne peut être que d’ordre urticaire. Par définition, principe, puis abandon émotionnel, ce militant refuse d’entrer dans un échange rationnel. Son hurlement n’est pas la manifestation de son opinion ; il l’incarne et l’épuise.

Lorsque des dizaines de milliers de personnes manifestent, en Europe, contre la « dictature sanitaire », c’est-à-dire tout à la fois les vaccins et autres « pass », on ne peut que constater qu’elles restent en défaut de proposer la moindre esquisse d’alternative à ces mesures — si ce n’est la négation d’un problème qui disconvient à leurs catégories traditionnelles.

Au-delà du woke et de l’antivaxx, peut-on généraliser le propos ? Discernera-t-on, dans le bruit et le grand fracas des réseaux sociaux, une structure, des récurrences et comme une nouvelle ontologie ?

J’en formule l’hypothèse. Je soutiens que nous contemplons l’exaspération d’un mode d’être, d’une ontologie née au XXe siècle — le Moi souverain — qui récuse toute hiérarchie et se révolte face à la contrainte, quelle qu’en soit la nature — sociale, familiale, interpersonnelle, biologique — pour affirmer le primat, la monarchie absolue du Soi. Une forme pathologique de l’individualisme ; tel un libéralisme qui serait devenu ivre de lui-même. Un panthéisme de soi.

Ma thèse est forte, elle est donc aisément réfutable.

Civilisation des hiérarchies

Depuis le surgissement d’homo sapiens, l’homme a connu trois cent mille ans de nécessité. On l’oublie volontiers, juchés sur notre promontoire d’abondance, parce que l’histoire n’intéresse personne, mais notre aisance est à l’échelle des siècles un miracle, un prodige minuscule dans son empire temporel, et récent. L’abondance n’a rien de naturel. La nature se fiche de l’homme comme d’une guigne ; ce qui est « naturel », pour l’homme, est la précarité, la subsistance, le « struggle for life », brutal et darwinien. Non pas jouir, mais survivre.

Quand il pénètre dans un supermarché qui lui offre le choix entre cent légumes, autant de fruits, des milliers de produits, viandes, épices, poissons et fromages, le Moi-Soleil n’y voit que normalité. Il pense que cela lui est dû, que le supermarché est un donné de nature, à l’égal de la gravité universelle, de la pluie et de l’enchaînement des saisons. Gît dans le tréfond de son inconscient la conviction que, quelle que soit l’évolution de la société, de son régime politique, de la situation diplomatique internationale, toujours persistera la rassurante présence du supermarché, ce truisme, tel une corne d’abondance.

Dans sa magistrale Histoire de l’Europe, Henri Pirenne rappelle que la féodalité n’est pas née d’un esprit abstrait ou de la malfaisance des « seigneurs » ; la féodalité est fille de la nécessité. Prise dans l’étau des doubles invasions, scandinaves au nord et islamique au sud, l’Europe économique des VIIIe et IXe siècles se brise, et sa démographie s’effondre. Bientôt, l’Europe n’est plus qu’une complainte, un grand manteau de misère. Les échanges s’arrêtent ; il n’y a plus de monnaie, partout s’immiscent la violence, le meurtre, la rapine et la peur. On voit s’abriter dans ce qui fut le cirque romain (à Nîmes) ou l’ancien palais impérial (à Trèves) les lambeaux de cités qui furent romaines puis carolingiennes. Les guerres privées et vendettas familiales qui saccagent l’Europe ne sont guère embarrassées que par les « paix de Dieu » décrétées par l’Eglise, seule institution subsistant dans les décombres de la civilisation. Il n’est pas jusqu’au pape Léon qui, à Rome, pourtant mieux préservée, ne dut se résoudre à enclore les parties habitées de la rive gauche du Tibre pour préserver son résidu de population, transformant en forteresse ce qui n’était que le tombeau de l’empereur Hadrien. Comment ces masses anéanties auraient-elles pu ne pas se tourner, pour implorer leur protection, vers les seigneurs dont persistent les domaines, les potentats locaux et autres chefs de guerre ? Sur les ruines de l’Etat carolingien, dans le terreau de la nécessité, éclot la féodalité : je suis ton obligé, tu protèges les miens. L’idéologie est un luxe ; quand on a faim, on n’a pas d’idées.

Au XIXe siècle s’associent en Occident, partie par dessein, surtout par hasard, deux instruments neufs : la démocratie libérale, et le progrès technique appuyé sur la recherche scientifique. Contrairement à la légende, les siècles précédents ne sont pas exempts de progrès techniques. En tant que purement techniques — ne s’appuyant pas sur la recherche scientifique — ces progrès, bien réels, ne furent que ponctuels, non cumulatifs. Motif par lequel le progrès technique avant le dix-neuvième siècle paraît si anecdotique. Ingénieux bricolages !

Par la mise en résonance de la démocratie libérale et du progrès technique, le dix-neuvième émancipe l’Homme de sa « seconde nature » : l’indigence, la pression, la dépendance personnelle, l’angoisse du lendemain. Croissent les populations européennes dans des proportions inconnues jusqu’ores. Partout, la faim recule à mesure que monte la divine marée de l’abondance.

En témoignent les relations de l’Europe et de l’islam. Jusque-là rivales, les armées d’Europe et de l’islam n’ont cessé de combattre depuis la colonisation du Nord de l’Afrique par les Arabes, dès le VIIIème siècle. De valeur souvent comparable, ces armées se taillaient périodiquement en pièce dans une sorte de tournoi séculaire, que nous nommons « croisades ». Que sont les croisades, sinon la reconquête par les chrétiens de leurs « lieux saints » ; reconquête victorieuse, avant que les soldats de l’islam ne reprennent le dessus ? Farouches et valeureux, ce soldats de l’islam ne le cédaient en rien aux chevaliers de la chrétienté.

Pourtant, à l’époque moderne, après quatre siècles de combats égalitaires, tout bascule. C’est que l’Europe a allumé la forge du progrès technologique, qui lui donne une supériorité si écrasante sur les armées médiévales de l’islam qu’elle les mouline partout. Les colonisateurs arabo-musulmans sont bientôt colonisés, comme on cueille une paquerette.

Quand les flots de la prospérité commencèrent à lui chatouiller les doigts de pied, l’Européen entreprit de secouer le joug des hiérarchies consubstantielles à l’état d’avant. Mouvement lent, progressif, marqué par d’incessantes régressions et rebarbarisations hégéliennes ; mais la structure ne s’en démentit plus.

C’est ainsi qu’advint celui que Ortega y Gasset nomme l’homme-masse ou « homme-moyen »,[1] qui n’a de cesse de lutter contre les contraintes héritées des siècles et pour qui l’idée de « noblesse », désormais odieuse, n’évoque que la figure dégénérée de l’aristocrate français en 1789.[2] À cet Icare, la noblesse est devenue impensable.

Les idéologies du XXème siècle

La Première guerre mondiale est le chant du cygne de la civilisation des hiérarchies. Le « poilu » ne meurt pas pour des idéologies, ses idées ou ses opinions ; il meurt en servant des transcendances séculaires ; il monte au front sur la foi d’enchevêtrements diplomatiques et politiques « westphaliens » qui le dépassent et auxquels personne n’a songé à le convier. Terrible destin que ces millions d’Européens hachés des années durant par des « orages d’acier », dans des trous boueux, pour quelques bouts de terrain. Jamais la guerre ne parut si laide, humanicide, suicidaire, absurde et vaine. Car le paradoxe ultime de ce grand hachoir est qu’il ne fut, en somme, qu’un simple prélude au Götterdämmerung qui se déclenchait vingt ans plus tard.

Compiègne le 11 novembre 1918 signe l’arrêt de mort de la civilisation des hiérarchies, « structures vestigiales » d’une subordination révolue.

Dès 1918, se dresse, tel un geyser de pure énergie dans un manga, le Moi souverain ; le monde d’avant n’existe plus ; il est dévasté et il n’en reste rien. On soutiendra qu’il est mort par ses hiérarchies, leur brouillamini. Dans cette aube ontologique émerge le Moi, l’individu-solaire, ce bâtisseur de mondes, qui s’y active sans délai. Pourtant, le rejet, l’expulsion de toute tradition, la rupture de tous les contrats,[3] aussi violente et furieuse fût-elle, est encore imparfaite. Renverser les hiérarchies, les détruire, anéantir le passé, soit ! Mais, après ?

On songe immanquablement au triptyque nietzschéen. S’étant affranchi du joug d’autrui, le chameau se fait lion : il veut, désormais sa volonté sera la matrice et l’emblème de son existence, et malheur à celui qui se dressera sur son chemin avec des exigences périmées ! Mais le lion n’est pas encore un « enfant » ; sa volonté n’est que le décalque du collier de servitude. Elle sonne creux. L’homme-moyen du XXe siècle va se donner des idéologies, certes, mais pour s’en abriter. Mariant sa volonté toute-puissante à celle de ses semblables, il lancera sur le monde ses colonnes infernales.

National-socialisme, communisme et fascisme sont des idéologies de la volonté de puissance,[4] qui tiennent le passé pour une insulte. Des entreprises collectives de destruction. Fossoyeurs des hiérarchies héritées, Hitler et Mussolini n’eurent de cesse d’accabler de haine et de mépris ces traditions — aristocratie, bourgeoisie, Eglise,[5] morale, droit, « pouvoirs intermédiaires » — dont ils moquent la péremption face au Neuordnung.[6] Pour Marx, il n’y a de hiérarchie que « féodale » et ce sont les élites capitalistes et bourgeoises venues s’y substituer, sorties tout mouillées des eaux glacées du calcul égoïste, qu’il faut abolir. La Volksräche dont Marx fait l’éloge ne connaît ni répit, ni limite, car il faut lessiver la société des souillures du passé.

Implosent en 1945, puis 1989, les idéologies de la volonté pure, qui ne laissent derrière elles — très littéralement — que des cimetières si vastes qu’un œil cyclopéen ne suffirait pas à les embrasser. Demeure le Moi-Soleil. Eh quoi, reviendra-t-on à la féodalité, sa « paysannerie agenouillée »,[7] ces sottes subordinations et transcendances qu’aucun besoin ne justifie ?

Les idéologies du XXIème siècle

Règne, sur la nature des idéologies au XXIe siècle, une certaine confusion. Tandis qu’à gauche on voit partout la menace d’un fascisme pourtant inexistant, à droite tout est marxisme. Ainsi l’écologisme ne serait qu’une sorte de marxisme vert — la métaphore de la pastèque — et l’idéologie « woke » une simple novation de l’Ecole marxiste de Francfort.

Les idéologies du XXI siècle ont leur identité; elles ne sont ni le fascisme, ni le marxisme.[8] Leur structure est originale, et distincte de leurs devancières. Domine, à « droite », un « conservatisme » modéré, plutôt sur la défensive, qui renonce à fixer quelque limite que ce soit à l’empire de l’Etat, et se range le plus souvent aux revendications de la gauche, notamment dans les matières dites éthiques (avortement, euthanasie, mariage homosexuel, primauté du sexe « culturel », idéologie du genre). À gauche, l’idéologie « woke », l’écologisme et les variantes contemporaines de la social-démocratie se laissent assembler sous la bannière du « real-libertarianisme d’extrême gauche » (Philippe Van Parijs),[9] plus simplement libéralisme d’extrême gauche, ou « progressisme ».

La caractéristique prépondérante des idéologies du XXIe siècle est de n’en avoir pas. Quelle est la grande idée du marxisme ? L’abolition de la propriété privée ! Du national-socialisme ? La suprématie de la « race aryenne ». Du fascisme ? « Tout dans l’État, rien contre l’État, rien hors de l’État » ! Quelle est la principale revendication, l’objectif et l’ultima ratio de l’idéologie « woke » ? On serait bien en peine de le deviner. L’horizon de l’idéologie politique écologiste, son objectif final, sa structure théorique ? Bien malin qui pourrait le dire. Quelle est la grande idée de ce « conservatisme » béant sur sa gauche ? Il n’y en a pas, sauf à considérer la gestion opportuniste des affaires courantes comme une idée.

C’est que les idéologies du XXIe siècle doivent se concilier ce Moi « plein de lui-même tel un joli petit paquet » (William Thackeray). Le Moi du XXIe siècle ne se contente pas de récuser et refuser toute espèce de hiérarchie héritée — dont il pourchasse inlassablement jusqu’au dernier vestige dans le droit, la morale, la langue et jusqu’à la biologie.[10] Il se revendique seigneur et maître de son univers, si et quand le fantasme lui en prend. L’enfant nietzschéen ne connaît ni ne reconnaît d’autres hiérarchies, toujours révocables, que celles dont il est l’auteur.

C’est pourquoi je soutiens que les idéologies du XXIe siècle, dans leur pauvreté doctrinale, leur souplesse et leur éticité théorique, ne sont que des figures du Moi-Soleil ; son reflet idéel, jusque dans leurs fluctuations.[11] Le polymorphisme des idéologies du XXIe siècle est à l’image de l’enfant capricieux qu’elles doivent se concilier.

Entendons-nous, cet enfant de la civilisation, qui en ignore les causes; ce Moi-Soleil héritier sans le savoir, qui se figure que la liberté et l’abondance sont naturelles, ne mérite aucun mépris et n’est en rien stupide ; il se trouve mieux formé et, à maints égards, plus savant qu’aucune génération précédente. Toutefois, son jugement s’étend au delà du champ de ses connaissances, car il est sans limite et porte sur des choses qu’il ne conçoit qu’avec « obscurité et confusion. »[12] Opinionated est un mot anglais sans équivalent français. Le monarque de lui-même est opinionated, sur tout, et constamment. Motif par lequel sa catégorie-reine est l’amalgame, qui lui permet de légiférer sur les choses qu’il ne comprend pas au départ de celles qui lui sont vaguement familières. Il exige le respect de son opinion, non en vertu de son contenu, de sa rationalité ou par les motifs dont il la soutient — mais parce qu’elle est son opinion. Le Moi-Soleil refuse expressément de soumettre son opinion et son émotion à la censure de l’analyse rationnelle, car il sent la menace.[13] Magnanime, Louis XIV ira régulièrement quérir l’aval de sa cour, dont les petits cœurs le conforteront dans la perfection de la Sainte-Opinion.

Bien sûr, le débat public qui mobilise des émotions, comme arguments, et des opinions, qui ne souffrent aucune justification, sans la reconnaissance de normes extérieures qui permettent de trancher la contradiction, un tel débat n’est qu’une figure de la violence ;[14] sa généralisation, une modalité de la barbarie. Ne nous leurrons pas.

La crise de la représentation

La crise de la représentation souvent diagnostiquée dans nos démocraties est réelle mais repose sur un malentendu. Cette crise n’est pas seulement ni principalement le fait d’ « élites » qui auraient tourné le dos au « peuple », comme on le lit constamment à droite du spectre politique.

Depuis l’abolition du vote par correspondance (1975, en France), ces élites sont élues, en la plupart des pays européens, dans des conditions de régularité irréprochables. Par conséquent, elles représentent le « peuple » — collection d’Unités souveraines — aussi parfaitement qu’il est possible de le faire en démocratie.

Toutes les élucubrations contournées sur le thème d’élites qui inventeraient des mesures et idéologies pour nuire au peuple — Davos ! — tout en guignant son suffrage, reposent sur un vice de raisonnement.

Ce ne sont pas les élites qui se sont détournées du peuple.

C’est le Moi-Soleil qui ne souffre, par définition, aucune représentation. L’idée d’une volonté souveraine qui serait « représentée » est une contradiction dans les termes. Sitôt élus, dès qu’ils prennent une décision ou attitude qui disconvient à l’opinion du Moi-Soleil, ses « représentants » sont rejetés, moqués, vilipendés, haïs, menacés, et constamment raillés sur les réseaux sociaux. La représentation est contraire à l’essence de la posture intellectuelle et psychique du Moi-régnant.

La crise sanitaire en suite du virus de Wuhan en offre une illustration. En Occident, les gouvernements ont pris une série de mesures, puis leur contraire, avant d’en revenir aux premières, cela dans un cortège d’amateurisme et de contradictions. Le vrai est que ces « gouvernants » (si peu) ont fait ce qu’ils pouvaient, face à un mal qu’ils ne connaissaient pas, et comme tétanisés sous le regard d’électeurs dont ils savent — et pour cause ! — la versatilité. Dictature ! Nazisme ! Sanitarisme ! Génocide ! Covidisme ! Aucune comparaison ne paraît excessive au Moi-Soleil quand on lui propose un vaccin ou qu’on lui demande de se tenir à distance des personnes fragiles.

Le Moi-Soleil a rendez-vous avec le Soleil

Rien n’arrêtera notre nouvel Adam criard et furibond dans sa course offusquée vers le plein accomplissement de son opinion panoramique. Le Moi-Soleil est le tyran du siècle. Personne ne fera renaître les allégeances et transcendances du passé. Nulle idéologie, aucune concentration de pouvoir, aussi remarquable fût-elle, n’y suffirait. Car, on ne fait jamais revenir le passé, pas plus qu’on ne peut le nier. Déjà, la technique offre à l’Un-régnant d’augmenter ses capacités — si c’est encore possible — qui le lui refusera ?

Le Moi-Soleil, démiurge de lui-même, est condamné à l’insatisfaction, à la souffrance, aux aberrations des âmes sans passé qui n’en veulent rien connaître.

Son hypertrophie causera sa chute. Car, même si l’on augmente à l’infini ses capacités, même si la technique lui promet l’immortalité d’un dieu grec, le Moi-Soleil ne sera jamais qu’un mauvais infini au sens hégélien : l’infinité d’un être limité et imparfait, qui ne trouve son sens qu’en dehors de lui-même. En somme, un homme.

Comme au XXe siècle, le risque est réel de voir le Moi-Soleil redonner son assentiment, quand le bateau de la civilisation commencera à tanguer, à des idéologies collectivistes. Car s’il est vociférant, le Moi-Soleil est aussi par définition très seul, comme le sont tous les architectes d’univers.

Le Moi-Soleil est un faible. Ses vociférations puériles sont impuissantes face à la force réelle. À sa tyrannie d’opérette, risque d’en succéder une autre, mieux organisée.

Drieu Godefridi

[1] La révolte des masses, 1926. L’homme-moyen du XXe siècle, explique Ortega, « a les ‘idées’ les plus arrêtées sur tout ce qui arrive et sur tout ce qui doit arriver dans l’univers ».

[2] Faible et pusillanime, le gentilhomme de France revendique hautement des privilèges qu’il sait dépassés, pourtant s’y cramponne, en attente de son expulsion par l’histoire. Qu’on leur coupe la tête ! Précurseur de la terreur en politique, la révolution de 1789 l’est encore du rejet de toute hiérarchie héritée — mais elle venait trop tôt, car les hommes vivaient encore dans la pénurie.

[3] Nietzsche, La volonté de puissance, livre IV, 3.

[4] On a souvent nié la proximité doctrinale de Nietzsche, pourfendeur au XIXe siècle de deux mille cinq cent années de hiérarchies héritées, et du national-socialisme, Triumph des Willens au XXe siècle. Laissons ce débat aux experts, car il ne peut être tranché, mais relevons que, pour son soixantième anniversaire, en 1943, Benito Mussolini fut ému de recevoir de Adolf Hitler, les vingt-quatre volumes des œuvres complètes de Friedrich Nietzsche (Rachele Mussolini, Ma vie avec Benito, 1948, p. 194).

[5] L’Eglise, « plus vieille des formes politiques européennes » : Nietzsche, La volonté de puissance, livre II, 495.

[6] On retrouve, de nos jours, la même prétention dans le chef du régime chinois, à la fois communiste et raciste ; et la même crédulité béate dans le chef d’un grand nombre d’intellectuels occidentaux.

[7] G. Duby, Le temps des cathédrales, 46.

[8] On ne sache pas que le « matérialisme dialectique » fasse la « une » des journaux de gauche ; que les états-majors des partis de gauche se préparent activement à la dictature du prolétariat ; que la réconciliation de l’individu avec son « être générique » soit le nouvel horizon de la Gauche occidentale. Ah mais, nous dit le Moi-Soleil qui philosophe, c’est parce que le marxisme contemporain est seulement « culturel ». Etrange idée que ce « marxisme culturel » qui servirait d’étai à des politiques — telles la perpétuation de l’économie de marché — antithétiques de la doctrine marxiste.

[9] Qu’est-ce qu’une société juste ? 1991.

[10] On n’aurait jamais imaginé, avant Judith Butler, qu’un homme biologique se revendique femme, même sans aucune intervention chirurgicale ni hormonale, et exige d’être traité et nommé comme femme, jusqu’à participer à des compétitions sportives féminines, accéder aux vestiaires et toilettes pour femmes, si le désir — souverain car n’étant soumis à aucune condition — lui en prend. Cette négation de la biologie au profit de la culture signe l’une des plus éclatantes réalisations du Moi-Soleil au XXIe siècle.

[11] Les idéologies du XXIe siècle apparaissent, de ce point de vue, comme de modestes agrégateurs opportunistes d’opinions, toujours révocables et mouvantes. Le « progressisme » n’avance jamais que vers la pureté et la perfection de l’Un.

[12] Descartes, Méditations métaphysiques, quatrième méditation.

[13] L’opinion qui refuse de se soumettre à la raison n’est bien entendu, en toute rigueur analytique, qu’une filiale de l’émotion.

[14] J. Habermas, De l’éthique de la discussion.

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