Comprendre la guerre en Ukraine
Je confesse une forme de lassitude face à ceux qui commentent la souffrance de dizaines de millions d’enfants, d’hommes et de femmes en agitant des petits drapeaux, comme si l’on assistait à une compétition sportive : parti pris, slogans vociférés, mise en congé pavlovienne de toute capacité réflexive.
On parle, bien sûr, de la guerre en Ukraine. Formidable transcendance des clivages traditionnels ! Les censeurs les plus farouches de l’administration Biden communient, dès qu’il s’agit de l’Ukraine, avec les Démocrates radicaux. La droite américaine est éclatée entre ceux — le Texan Ted Cruz, pas vraiment un centriste — qui estiment qu’on n’en fait pas assez pour l’Ukraine ; et ceux qui pensent qu’on en fait beaucoup trop. Entre les deux, même si son instinct est isolationniste, Trump louvoie, car il prépare activement son possible retour aux affaires. L’extrême gauche européenne reste fidèle à sa haine ancestrale de l’OTAN. Russophile par défaut, l’extrême droite européenne ne sait plus à quel saint se vouer. La France mène sur le sujet une politique indépendante ; l’Allemagne est neutralisée, au sens fort de l’expression, entre son appartenance militaire à l’OTAN et sa vassalisation énergétique à la Russie.
Claudiquent les comparaisons historiques boiteuses. Russie 2022 = Allemagne hitlérienne (sic). Invasion de l’Ukraine = impérialisme nazi. L’historien Philippe Fabry, plutôt pertinent sur ces questions, en offre une figure accomplie. Fabry a commencé par identifier l’invasion de l’Ukraine à la Blitzkrieg nazie en Pologne (guerre-éclair). Puis à l’invasion de la Finlande par l’URSS (interminable bourbier, soit l’antithèse parfaite de la blitzkrieg). Finalement à l’affaire des Sudètes en Tchécoslovaquie (prétexte et prélude, mais sans guerre). Si l’on se gardait tout bonnement des comparaisons historiques aussi approximatives que hâtives ?
Rappelons ce ‘détail’ : la Russie l’une des deux premières puissances nucléaires mondiales. La différence entre la Russie 2022 et l’Allemagne du sieur Hitler ? Six mille (6000) ogives nucléaires. L’Allemagne nazie, pas plus que l’URSS lorsqu’elle envahit la Finlande, n’étaient des puissances nucléaires. Ce fait nucléaire n’annule bien sûr pas la pertinence des évocations historiques, mais oblige à en reconnaître la relativité.
Deux réalités méritent d’être contemplées dans la genèse de cette guerre fratricide : l’impérialisme russe et l’extension de l’OTAN. Toute approche qui repose sur la négation de l’un de ces deux facteurs passe à côté du sujet. Les ‘poutiniens’ justifient tout par l’extension de l’OTAN ; les agitateurs de drapeaux jaune et bleu estiment que la simple mention d’un facteur autre que l’impérialisme russe est déjà une trahison de la cause ukrainienne. Enfantillages !
Se contentera-t-on de renvoyer les deux parties dos-à-dos ? Bien sûr, non. Car ces deux facteurs ne se situent pas sur le même plan. Distinguons le contexte, et la responsabilité directe.
Russes et Américains s’étaient entendus en 1990, de façon claire, catégorique et sans ambiguïté, sur la non-extension de l’OTAN au-delà du territoire allemand. Le nier est absurde.
Le 9 février 1990, le secrétaire d’État américain James A. Baker rencontre le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev à Moscou. Au cours d’une discussion sur le statut de l’Allemagne réunifiée, les deux hommes conviennent — s’entendent, tombent d’accord, s’accordent sur le fait — que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà du territoire de l’Allemagne de l’Est. La teneur de cet accord n’a jamais été contestée par aucune des deux parties. Cette promesse sera réitérée par le secrétaire général de l’OTAN dans un discours prononcé le 17 mai de la même année (1990), à Bruxelles : ‘Le fait même que nous soyons prêts à ne pas déployer de troupes de l’OTAN au-delà du territoire de la République fédérale donne à l’Union soviétique de solides garanties de sécurité.’[1]
Surgissent aussitôt les arguments selon lesquels ces engagements n’ont pas la valeur d’un traité au sens strict. Bien sûr. Comme 90% du droit international, qui est fait de ‘soft law’, de recommandations, d’accords et engagements informels. Le fait est que Russes et Américains se sont entendus en 1990, de façon claire, catégorique et sans ambiguïté, sur la non-extension de l’OTAN au-delà du territoire allemand. Le nier est absurde.
Huit années plus tard, tandis que la Russie émergeait du sordide hiver communiste plus impotente qu’elle ne l’avait jamais été depuis 1917 — paix séparée à Brest-Litovsk — les Américains décidaient d’élargir l’OTAN vers l’Est. À la demande des pays concernés (Pologne, Tchéquie, Hongrie) ? Certes ! Mais cela, du point de vue russe, importe peu. Ce qui leur importe est la violation des engagements de 1990, prenant avantage de l’extrême faiblesse économique, militaire et géopolitique russe.
Ceci n’est pas un argument neuf, moins encore ‘poutinien’, comme le clament les simples. Dans ses mémoires, Madeleine Albright, à l’époque secrétaire d’État de Clinton, explique que ‘[le président russe] Eltsine et ses compatriotes étaient fortement opposés à l’élargissement, qu’ils considéraient comme une stratégie visant à exploiter leur vulnérabilité et à déplacer la ligne de démarcation de l’Europe vers l’est, les laissant ainsi isolés.’ À moins d’accuser Eltsine d’avoir été poutinien avant Poutine, on se doit de reconnaître que ce point de vue, fondé ou non, est celui de la Russie.
L’extension de l’OTAN à l’Est est une erreur tragique.
George Kennan
Notablement visionnaire, à cet égard, reste George Kennan. Qui se souvient de George Kennan ? Pourtant, Kennan est avec Kissinger l’un des plus analystes les plus pénétrants des relations internationales au XXème siècle ; il partage avec l’ancien secrétaire d’État de Nixon d’avoir été à la fois un théoricien et un praticien des relations internationales au plus haut niveau de l’appareil d’État américain. En 1998, à la veille du premier élargissement à l’Est de l’OTAN, Kennan déclarait au New York Times : ‘Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière assez négative et que cela affectera leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique. Il n’y avait aucune raison pour cela. Personne ne menaçait personne d’autre.’
Une erreur tragique ! L’expansion aveugle de l’OTAN à l’Est, en violation flagrante des accords de 1990, était une erreur tragique ! Mais qui est Kennan ? N’est-il pas une sorte de slavophile ou pire russophile — poutinien avant Poutine, encore ! — tapi dans les arcanes de l’appareil d’État américain ?
Pas vraiment. En réalité, Kennan était déjà en fonction — conseiller de l’ambassade américaine à Moscou — à l’époque des accords de Yalta puis Potsdam (1945) entre les Trois grands vainqueurs de la Seconde guerre mondiale : Amérique, URSS et Empire britannique (Commonwealth). Tandis que Churchill — malgré lui, avec son concept de sphères d’influence — et surtout Roosevelt, mourant, se laissaient extorquer concession après concession par les Russes au nom de la paix et l’harmonie entre vainqueurs, Kennan s’insurgeait auprès de sa hiérarchie, sur le thème de la nécessité de contrer l’impérialisme russe en Europe, à peine de lui en abandonner des pans entiers.
Kennan reprochera à ses compatriotes de ne pas assumer nettement la différence de nature entre les démocraties occidentales et le régime totalitaire russe. En laissant les Russes occuper les premiers Berlin, Prague, l’Europe centrale et l’Europe de l’Est, puis leur reconnaissant la préséance du fait sur le droit, les Occidentaux ont laissé les Soviets couler une chape de plomb sur ces infortunés peuples, dont ils ne s’extirperont que 45 années plus tard.
Par la suite, Kennan devint le concepteur et l’architecte de la politique du containment, ie le cantonnement de l’URSS dans son orbe liberticide et sanglant, à défaut de l’en pouvoir chasser. Tel est George Kennan, esprit lumineux, intransigeant et visionnaire ; aussi brillant en théorie qu’il fut humble et efficace dans le cambouis du réel.
Avec une arrogance teintée d’ignorance, l’administration Obama décida de soutenir le coup d’État contre le président ukrainien de l’époque, qui était pro-russe.
Deux ‘rounds’ d’extension de l’OTAN à l’Est ne s’ensuivront pas moins, jusqu’aux pays baltes, qui furent non seulement soviétiques, mais partie de la Russie tsariste. Deux de ces trois pays avaient à l’époque 40% de résidents russes. Intégrer à l’OTAN des pays dont 40% des résidents étaient russes[2] — c’est-à-dire la nationalité de l’adversaire en titre de l’OTAN — aurait dû paraître téméraire même à un enfant.
Peut-être l’équilibre aurait-il pu se refaire si l’on s’en était tenu là ; je l’ignore. Vint 2013. Avec une arrogance teintée d’ignorance, l’administration Obama décida de soutenir le coup d’État contre le président ukrainien de l’époque, qui était pro-russe. Cette ingérence américaine marque le point de non-retour. L’intervention arrogante de l’administration Obama dans les affaires politiques internes de l’Ukraine en 2013 et 2014 pour aider les manifestants à renverser le président ukrainien élu pro-russe était la provocation la plus directe qui se pouvait concevoir. Moscou répondit immédiatement en s’emparant de la Crimée et l’annexant ; un nouveau chapitre belliqueux s’ouvrait, en tous points conforme à la prévision de George Kennan.
Cela est avéré, indiscutable, sourcé, fondé et la brûlante empathie que nous ressentons pour les millions de civils ukrainiens jetés sur les routes de l’exil ne devraient pas conduire à la négation grossière de ces réalités historiques.
L’extension de l’OTAN à l’Est permet de comprendre le contexte, mais n’exonère en rien la Russie de sa responsabilité
Signalons, en passant, que les ‘arguments’ poutiniens en effet selon lesquels il s’agit de ‘dénazifier’ l’Ukraine, ou que c’est l’Ukraine qui a méconnu les accords de Minsk 1 et 2, etc. sont pur verbiage et propagande. Le fait qu’il y ait des sympathisants nazis ultra-minoritaires dans l’armée ukrainienne n’institue pas cette armée, moins encore un pays de 40 millions d’habitants, en nouvelle Allemagne nazie. Grotesque et insignifiant.[3]
Surtout, la reconnaissance de ce qui précède n’exonère en rien la Russie de sa responsabilité. La guerre en Ukraine est le fait du gouvernement de la Russie, et c’est ce que l’histoire retiendra. L’extension de l’OTAN à l’Est permet de comprendre le contexte, mais n’exonère en rien la Russie de sa responsabilité[4] dans l’invasion proprement dite, énième avatar de l’impérialisme russe millénaire. Comme me le confiait récemment un homme d’affaires européen ‘On reste interdit, toutes choses égales par ailleurs, face à l’effroyable destruction de valeur causée par la Russie. Qui gagne quoi ? Comment ne pas voir que le petit gain, quel qu’en soit le titulaire, paraîtra dérisoire face aux ravages de cette guerre barbare imbécile ?’
Finalement : que faire ? Ce qu’on fait en temps de crise : on se tourne vers les grandes personnes, les ‘adultes dans la pièce’ comme disent les Américains. Non pas ceux qui agitent des drapeaux et vitupèrent des slogans aussi vides qu’haineux, plutôt ceux qui connaissent et pratiquent les relations internationales. Il se trouve qu’Henry Kissinger est toujours parmi nous. Dès 2014, il annonçait les conséquences funestes du soutien hybristique de l’administration Obama au coup d’État en Ukraine, dans un article prophétique :
‘Les Ukrainiens sont l’élément décisif. Ils vivent dans un pays à l’histoire complexe et à la composition polyglotte. La partie occidentale a été incorporée à l’Union soviétique en 1939, lorsque Staline et Hitler se sont partagé le butin. La Crimée, dont 60 % de la population est russe, n’a fait partie de l’Ukraine qu’en 1954, lorsque Nikita Khrouchtchev, Ukrainien de naissance, l’a attribuée dans le cadre de la célébration du tricentenaire d’un accord entre la Russie et les Cosaques. L’ouest est en grande partie catholique, l’est en grande partie orthodoxe russe. L’ouest parle ukrainien ; l’est parle surtout russe. Toute tentative d’une aile de l’Ukraine de dominer l’autre — comme cela a été le cas jusqu’à présent — conduirait à terme à une guerre civile ou à l’éclatement du pays. Traiter l’Ukraine dans le cadre d’une confrontation Est-Ouest ferait échouer pour des décennies toute perspective d’intégrer la Russie et l’Occident — en particulier la Russie et l’Europe — dans un système international coopératif.’[5]
De même que MM. Nixon et Kissinger avaient désolidarisé la Chine et l’URSS, MM. Biden et son secrétaire d’État ont laissé se tisser entre les principaux adversaires de l’Occident — la Chine et la Russie — une solidarité intime et polymorphe.
2014 ! En mai 2022, tandis que son pronostic de 2014 s’est malheureusement vérifié dans chacune de ses composantes, Kissinger appelle les parties à un cessez-le-feu pour transiger et définir un statut de neutralité pour l’Ukraine (ce qui est la préconisation de l’auteur de Diplomacy depuis 2007). Cela paraît la voie de la raison, et le plus probable. Sans doute faudra-t-il attendre un retour aux affaires des Républicains, en novembre 2022 et surtout 2024 (présidence) pour assister à une inflexion de la politique américaine — inspirée, gageons-le, par la clairvoyante et nuancée tradition réaliste de G. Kennan et H. Kissinger.
Car, n’oublions pas l’image globale : de même que MM. Nixon et Kissinger avaient désolidarisé la Chine et l’URSS, MM. Biden et son secrétaire d’État ont laissé se tisser entre les deux principaux adversaires de l’Occident — la Chine et la Russie — une solidarité intime et polymorphe.
Drieu Godefridi, PhD Sorbonne
[1] The very fact that we are ready not to deploy NATO troops beyond the territory of the Federal Republic gives the Soviet Union firm security guarantees.
[2] 25% selon les données actuelles (Lettonie, Estonie).
[3] Grumberg, ‘Les néo-nazis d’Ukraine’, https://www.dreuz.info/2022/04/les-neo-nazis-dukraine-262896.html
[4] De même que la prise en compte du traité de Versailles (1919), humiliant et saignant économiquement l’Allemagne, dans la création d’un contexte favorable à l’émergence de l’immonde régime hitlérien n’exonère en rien celui-ci de sa responsabilité.
[5] ‘The Ukrainians are the decisive element. They live in a country with a complex history and a polyglot composition. The Western part was incorporated into the Soviet Union in 1939, when Stalin and Hitler divided up the spoils. Crimea, 60 percent of whose population is Russian, became part of Ukraine only in 1954, when Nikita Khrushchev, a Ukrainian by birth, awarded it as part of the 300th-year celebration of a Russian agreement with the Cossacks. The west is largely Catholic; the east largely Russian Orthodox. The west speaks Ukrainian; the east speaks mostly Russian. Any attempt by one wing of Ukraine to dominate the other — as has been the pattern — would lead eventually to civil war or break up. To treat Ukraine as part of an East-West confrontation would scuttle for decades any prospect to bring Russia and the West — especially Russia and Europe — into a cooperative international system.’ https://www.washingtonpost.com/opinions/henry-kissinger-to-settle-the-ukraine-crisis-start-at-the-end/2014/03/05/46dad868-a496-11e3-8466-d34c451760b9_story.html