Alphonse Maison au pays des centrales fermées
Le stoeffer, la smeerlap et le labbekak.
Ce matin, Alphonse Maison s’était habillé avec soin. Ce n’est pas tous les jours qu’on est convié par le Premier ministre. Il s’est rendu au 16, rue de la Loi sans a priori ni tergiverser, l’esprit ouvert et curieux de ce qui lui serait demandé.
Maintenant qu’il se trouve dans le cabinet du Premier ministre, en attente, Alphonse Maison ne se sent plus si guilleret. Que lui veut-on ? Il est certes flatté qu’on lui demande des conseils mais, en dépit de ses succès passés, Maison ne peut se défendre d’un sentiment d’irréalité. Après tout, il n’est pas technicien, ni diplomate. Il n’a que des relations, une certaine capacité à raisonner.
Nous sommes le 26 novembre 2026. Il fait froid ; d’un froid qui pique d’autant mieux que Bruxelles est depuis ce matin, en vertu du plan de délestage systémique mis en œuvre six mois auparavant, privée d’électricité.
Mais déjà le Premier ministre s’engouffre dans son cabinet, tel un puissant courant d’air. Le regard droit, il n’est guère plus grand que Maison ; et aussi fin que Maison — qu’on ne surnomme pas le Minotaure sans motif — est massif.
— Monsieur Maison, je vous remercie de vous être déplacé. Asseyons-nous ?
Un tatouage affleure au sortir de la manche droite du Premier ministre ; Maison ne l’avait jamais remarqué.
— C’est tout naturel, Monsieur le Premier ministre. Que puis-je pour vous ?
— Monsieur Maison, vous n’êtes pas sas connaître la gravité de notre situation.
— Si vous le permettez, Monsieur le Premier ministre, il me semble que le mot ‘désespéré’ conviendrait mieux.
— Peu importe, si nous nous accordons sur le constat.
— Ce constat, Monsieur le PM, je le répète tous les matins, quand je tente d’allumer le courant et que rien ne vient.
— Une tragédie nationale.
— Que puis-je faire pour vous ?
Le PM, encore jeune, semble exténué.
— Comme vous le savez, nous avons adopté le Plan national de délestage il y a bientôt six mois. Ce plan organise le délestage — c’est-à-dire la coupure du courant — de toutes les zones du pays, en rotation, de façon régulière, équitable et sans discrimination.
— Un plan qu’on nous a présenté — que vous nous avez présenté, si je puis me permettre, Monsieur le PM — comme une mesure temporaire d’une durée de trois mois, il y a six mois.
— Je le croyais sincèrement. Vous conviendrez que le sabotage de la centrale au gaz du Brabant wallon, trois semaines après son entrée en service, n’était guère prévisible !
— Je n’en disconviens pas. Les auteurs ont-ils été identifiés ?
— Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. L’enquête se dirige vers des milieux écologistes radicaux.
— La piste terroriste est donc privilégiée ?
— Il n’y en a pas d’autre.
— C’est un développement intéressant.
— Il y a d’autres développements, Monsieur Maison, dont la presse n’a pas encore parlé et qui justifient votre présence dans mon bureau.
Maison redresse sa charpente considérable.
— Ce matin à 0500 nous avons été notifiés par Son Excellence l’Ambassadeur de la Fédération de Russie qu’à défaut pour les États baltes de quitter l’Alliance atlantique connue sous l’acronyme OTAN, l’approvisionnement en gaz de l’Europe occidentale sera réduit de 50% à compter du 1er janvier 2027, sine die.
Même pour un Maison qui, sa vie durant, s’est frotté aux vicissitudes du réel, le coup paraît fantastique.
— J’ai peur de comprendre, Monsieur le PM.
— Oh mais il n’y a aucun mystère, Monsieur Maison. Notre pays est en situation de détresse énergétique. Ces délestages systématiques et organisés ne sont qu’une façon de gérer la pénurie ; un pis-aller.
— Qu’on vienne à couper le gaz russe…
— Et ce sera la famine énergétique. Concrètement, des coupures de courant partout, tous les jours et une facture énergétique qui atteindra des sommets que 80% des ménages, pour ne rien dire des entreprises, ne pourront plus emprunter.
— Je reste abasourdi par l’exigence du gouvernement de la Russie. Après l’Ukraine, les États baltes ? Où s’arrêteront-ils ? La Pologne ? L’Allemagne ?!
— Mes collègues européens et britanniques ont reçu la même notification de leur ambassadeur russe ; ainsi que le siège de l’OTAN.
— Seulement les Européens ?
— Seulement les Européens. Les Russes souhaitent visiblement ne traiter qu’avec les Européens.
— Il est vrai que le gaz russe…
— Ne joue aucun rôle aux États-Unis, qui produit son propre gaz par la technique du « fracking », dont en Europe et au Royaume-Uni les écologistes ont obtenu l’interdiction.
— Je vois. Il n’y a pas de menace de guerre, ni de blocus, qui serait un acte de guerre. Seulement cette sorte de chantage à l’énergie. Quelle est la réaction des autres gouvernements européens ?
— Pour autant que je puisse en juger, ces réactions vont en sens divers. Il est vrai que les Pays-Bas, par exemple, n’ont guère besoin du gaz russe ; ils ont leur gaz, et du nucléaire. Nous n’avons plus rien. Nous n’avons que nos voisins, et le gaz russe.
— Ce qui nous place…
— Très littéralement, à leur merci.
— Fin de partie ?
— J’aimerais vous répondre non, Monsieur Maison. Mais on ne renonce pas à l’énergie comme aux cerises en hiver. Sans énergie, on meurt — absolument. Vous aurez noté l’évolution préoccupante des courbes nationales de mortalité, cet hiver.
— Des dizaines de milliers de morts surnuméraires, dit la presse.
— La presse extrapole. Nous ne sommes qu’en novembre. Mais le bilan au printemps sera terrible. Quand les personnes fragiles ne peuvent plus se chauffer, elles meurent. Une vérité simple qu’on respectait au Moyen Âge, à la Renaissance. Pendant la guerre.
— Nous l’aurions oubliée ?
— On oublie tant de choses, Monsieur Maison. Mais je manque à mes devoirs. Puis-je vous servir quelque chose à boire ?
Le Minotaure opte avec enthousiasme pour un triple whisky — ‘double’, se ravise-t-il aussitôt, peu désireux de passer pour un Zattekul. Le PM s’en tient au café, qu’il absorbe en quantités prodigieuses. Noir.
Un échange badin s’ensuit ; le Premier ministre et Alphonse Maison parlent de sport, et puis du temps, enfin de la soirée que Maison passait récemment avec Jean-Claude Van Damme et quelques amis dans un restaurant de la petite rue des Bouchers, à la faveur d’une soirée ‘jaune’ comme on disait maintenant (ie, avec courant). Savourant les effets du Glenlivet 12 Year Single Malt Scotch Whisky que le PM avait fait spécialement mander pour lui — touchante attention — le Minotaure :
— Le tableau que vous dépeignez est bien sinistre, Monsieur le PM, pour ne pas dire sordide. Ce que je ne saisis pas est le rôle que vous entendez m’y faire jouer ?
Une coupure de courant. Le PM s’excuse auprès de son hôte des « ratés » du groupe électrogène dont on a équipé le 16, rue de la Loi.
— Monsieur Maison, nous parons au plus pressé. Le plan dont est convenu ce matin mon cabinet comporte deux points. D’abord, un discours de vérité à la population et un appel à la solidarité nationale. Ensuite, une démarche discrète à l’égard de la Russie.
— Un discours de vérité ?
— M’attendent dans la pièce adjacente les co-présidents et président des deux partis qui ont contraint notre pays à fermer des réacteurs nucléaires opérationnels. Leur prolongation nous aurait évité la misère énergétique actuelle, et l’odieux chantage du gouvernement de la Russie.
— Mais ces partis ne représentent plus rien !
— Je suis bien conscient que ces partis ne représentent plus rien. Mais je pense qu’il est important que ceux qui sont responsables de ce chaos portent en personne un discours de vérité à nos concitoyens. J’ai prié M. Jean-Marc Crupet, Mme Raja Macouën et leur pendant flamand Kristof Neukker, d’expliquer clairement à la population la réalité dans laquelle nous évoluons.
— Le stoeffer, la smeerlap et le labbekak. Ils ont accepté ?
— Monsieur Maison, nous ne parlons plus de politique. Mais de survie.
— Quant à moi, fiske ?
— Quant à vous, Monsieur Maison, on m’a vanté la qualité et la profondeur de vos connections russes. Nous allons les éprouver.
— Seuls ? Sans concertation avec nos partenaires européens ?
— Monsieur Maison, quand vient la nécessité, il n’y a pas de « partenaires ». Il n’y a plus que des solutions.
***
La Russie ! Bien sûr que Maison connaît la Russie ! N’a-t-il pas été marié, dix ans durant, à une Russe, attachée d’ambassade ? Le mobilier « art nouveau » de son appartement des Étangs d’Ixelles en conservera durablement l’empreinte. Lorsqu’Ekaterina et Maison s’étaient séparés, il lui restait trois assiettes utilisables et deux verres vaillants. Oh, rien de personnel. Simplement, Ekaterina avait tendance à se disputer beaucoup avec sa mère, demeurée en Sibérie, pour ensuite s’en prendre au mobilier. Une sorte de tradition.
— Je ne représente personne, Votre Excellence ; je ne suis que le porteur d’un message. Un raisonnement, tout au plus.
L’ambassadeur se tenait aux côtés d’Alphonse Maison ; ils déambulaient sur le vaste territoire de l’ambassade de la Fédération de Russie avenue de Fré, au cœur de Bruxelles.
— Il m’est toujours plaisant de revoir un ami de la Russie, Monsieur Maison.
— Vous exigez le retrait des trois pays baltes de l’OTAN.
— Nous estimons, en effet, que l’Occident a profité de la faiblesse de notre patrie, au sortir du communisme, pour étendre son bras armé jusqu’à la gorge de Moscou.
— Vilnius n’est pas précisément située à un jet de pierre de votre puissante capitale, Votre Excellence.
— Monsieur Maison, nous n’allons pas récrire l’histoire continent eurasien. Les pays baltes sont aux marches de la Russie ; y gîtent un grand nombre de Russes et de russophones. Ce sont des réalités. Quel est ce message dont vous êtes porteur, Monsieur Maison ?
— Un message d’espoir, Votre Excellence.
— Parlez !
— À votre tour, vous mettez à profit la situation de vulnérabilité de nos pays, du fait de l’échec de vingt années de politique énergétique gouvernée par l’idéologie et de puissants intérêts industriels, pour défaire l’extension de l’OTAN.
— C’est une lecture des événements que je peux envisager.
— Toutefois, la faiblesse de la Russie n’eut qu’un temps, n’est-ce pas ?
— Nous avons reconstruit notre puissance. La Russie est respectée !
— Alors, vous comprenez que la faiblesse énergétique de l’Europe, si elle est terrible, est également temporaire. Sommes-nous d’accord ?
— Seule votre faiblesse est acquise. Qui jurerait de l’avenir, Monsieur Maison ?
— Vous n’êtes pas sans connaître les derniers développements de la technologie nucléaire ; vous savez que, partout en Europe, se bâtissent et se bâtiront de nouveaux réacteurs nucléaires.
— C’est une possibilité.
— C’est une certitude, Monsieur l’Ambassadeur.
— Poursuivez.
— Votre avantage n’aura qu’un temps. Supposez que nous accédions à votre demande, et que les pays baltes sortent de l’OTAN.
— Ce serait la sagesse.
— Quand nous aurons reconstruit notre capacité énergétique, qui empêchera l’OTAN et la puissante Amérique de reprendre sous leur aile ces mêmes États Baltes ?
— Ce serait la guerre !
— La guerre, Votre Excellence ? En êtes-vous si convaincu ? Maison s’est arrêté. Il fait face à son vis-à-vis. Maison sait que la Russie privilégie le temps long ; qu’elle reste ce qu’elle a toujours été, non pas tsariste ou communiste, mais foncièrement impérial. La Russie raisonne en termes de marches, de zone-tampons ; d’alliances et de garanties, comme Bismarck à Vienne. Il n’est, pour s’en assurer, que de jeter un œil sur une carte du monde. On ne tire pas d’un modeste creuset barbare — Kiev — le plus grand pays du monde, par hasard.
— Je vous propose de renoncer à une fraction de votre avantage, pour le pérenniser. Je vous suggère, Votre Excellence, d’envisager la solution suivante : les États baltes construisent une alliance militaire qui leur est propre. Laquelle alliance sera annexée à l’OTAN, sans en être partie intégrante.
— Monsieur Maison, comme vous le soulignez, vous ne représentez que vous-même. Mais votre idée est intéressante. Nous allons l’examiner.
— Puis-je vous suggérer, Votre Excellence, de surseoir à l’exécution de votre …nouvelle politique énergétique européenne, le temps de cet examen ?
Quittant le territoire russe, le Minotaure crache à terre. Il travaille à construire une sorte de répit. La victoire russe, il le sait, est totale.